Une enfance à Lalibela dans les années 1980-1990

Découvrez Lalibela à travers le témoignage de Kidanemaryam Woldegiorgis AYALEW

Je suis né à Lalibela au début des années 1980 dans une famille aisée de marchands. Mes parents avaient une conception moderne de la famille et de l’éducation, sûrement dû à leurs fréquents allers-retours à Addis Abeba, la capitale éthiopienne. A l’époque, Lalibela était un village, Kedemt, qui ne comptait pas plus de 4 000 habitants. Aujourd’hui la ville compte plus de 50 000 habitants et s’articule autour de 4 kebele. Les relations sociales s’organisaient dans cet espace. Il y avait une très forte solidarité entre voisins, qui étaient des amis ou de la famille. Lorsque ma mère partait au marché, par exemple, elle appelait toujours un voisin qui venait nous surveiller. Nous nous connaissions tous et les plus belles amitiés se nouaient avec mes camarades de classe. Aujourd’hui, le nombre d’habitants à Lalibela est si élevé que l’on y ressent parfois l’anonymat des grandes villes. 

Avant de rejoindre l’école primaire, les enfants allaient à l’école religieuse où l’on apprenait à lire et à comprendre les livres liturgiques écrits en guèze.  Ensuite, certains continuaient dans les écoles religieuses et d’autres, comme dans ma famille, intégraient une école primaire « moderne », la seule qui existait alors à Lalibela. Quoiqu’il en soit, nous nous retrouvions tous le week-end pour le catéchisme, Sembat temert bet

L’âge de sept ans constitue un tournant dans la vie d’un enfant puisque jusque-là, nous ne sommes pas obligés de jeûner. On s’approprie ensuite les différentes traditions religieuses, on jeûne au mois d’août (le jeûne des jeunes), on porte le vêtement en signe de jeûne, on communie. Le problème lorsque l’on communie c’est qu’il faut rester ensuite en silence, à la maison sans pouvoir rejoindre les copains pour jouer. En tant que garçon, je me rendais à l’église avec mon père, je m’endormais parfois à ses pieds pendant l’office. 

Notre vie quotidienne, nos itinéraires, nos relations étaient rythmés par l’églises. Pour me rendre à l’école, par exemple, je passais systématiquement par les églises. Le complexe des églises, ses grottes et ses galeries, étaient notre espace de jeu après les cours de catéchisme ou pendant les fêtes religieuses, malgré les réprimandes des prêtres et gardiens qui nous accusaient de « piétiner les anges ». Nous jouions principalement à des jeux de guerre, transposant le contexte de guerre dans lequel nous grandissions en Éthiopie. Nous préparions des bâtons, des camps de fortune et nous lancions les attaques, parfois contre les jeunes des villages voisins. J’ai encore des cicatrices de cette époque. Quand nous dépassions les bornes, les femmes les plus âgées trouvaient un moyen de nous punir. 

Mis à part avec les femmes et les filles de sa famille, il y avait peu d’espaces partagés et les relations hommes-femmes n’étaient pas simples. A l’époque, des garnisons militaires étaient établies à Lalibela. Pour éviter qu’elles soient harcelées par les soldats, les familles ne laissaient pas sortir leurs filles sinon habillées de manière négligée. Les filles étaient principalement affairées à des tâches domestiques. Dans ma famille en revanche, les garçons étaient aussi chargés de réaliser les corvées de la maison, comme aller chercher le bois ou l’eau. Il y avait tout de même des espaces de rencontre en dehors de la maison : l’école, le puits ou la rivière, mais aussi l’église. 

Chaque célébration religieuse a son lot de traditions. Enfant, ma célébration religieuse préférée était Timkat parce qu’on nous offrait de nouveaux vêtements, ce qui n’arrivait que deux ou trois fois dans l’année dans les familles aisées. Je me souviens notamment d’avoir reçu un pantalon de Mickaël Jackson et un short de Ronaldo. Pendant le mois de cinq jours, Pagume, on se rendait à la rivière, on chantait, on dansait, en se lavant. Pour célébrer la nouvelle année on faisait du porte à porte en groupe, on chantait ou on offrait des fleurs aux voisins et nous recevions en retour des pièces ou du pain.  

Noël était une fête particulièrement émouvante. Des pèlerins venus à pieds affluaient de la région mais aussi du Tigray. Ils chantaient et nous les suivions pour les écouter. Les chants de ces pèlerins sont gravés en moi. Noël est une période d’euphorie à Lalibela, nous courrions d’une église à une autre, d’un endroit de la ville à l’autre, pour voir les chants et les danses. Nous invitions à notre table les pèlerins. Aujourd’hui, beaucoup de pèlerins viennent d’Addis Abeba en avion.  

Les fêtes religieuses sont la meilleure occasion pour manifester son amour à une jeune fille. A Timkat, les femmes vont à l’église et ont le droit d’y dormir. Les jeunes filles assez âgées pour défier l’autorité de leur famille profitent de ce moment pour un rendez-vous galant au pied des églises. Une tradition veut qu’à Timkat un garçon amoureux lance sur celle qu’il aime un citron vert. Si celle-ci daigne ramasser le citron et le sentir, alors elle accepte de flirter. Voilà comment nous séduisions à l’époque. Mais il nous fallait rester discret, pour éviter la colère d’un frère trop possessif. Pendant le mois de Tsgie, entre début octobre et début novembre, qui commémore la période de la fuite en Égypte de la Sainte famille,  les garçons de Lalibela peuvent donner rendez-vous à celle qu’ils aiment, ils se retrouvent à l’entrée de l’église. 

Une semaine en août est réservée aux femmes, Ashendie. Pendant un semaine, les femmes ont le droit de s’apprêter, se maquiller, se coiffer. Elles se réunissent en équipe de treize et l’une d’entre elles est désignée chef d’équipe. Les femmes dansent et chantent, recevant en retour de l’argent. Ashendie existe toujours aujourd’hui mais sous forme de festival. 

Tous ces souvenirs de l’enfance sont doux mais aussi empreints de peur, liée à la guerre. 

Lalibela de mon enfance est bien différente de celle que mes enfants découvrent. Lalibela est aujourd’hui une ville moderne et touristique. S’il s’agit toujours d’un patrimoine vivant, l’accès aux églises est par exemple contrôlé et celles-ci sont clôturées par une enceinte. Les enfants n’ont plus le droit d’y jouer comme avant. Les enfants ne vont plus à l’école religieuse mais vont au jardin d’enfant, Kinder garten (l’école maternelle). Alors qu’enfants nous allions chercher le bois et l’eau, cela n’est dorénavant plus nécessaire puisque la plupart des maisons sont alimentées en eau et électricité. Alors que nous voyions le monde et nos opportunités à travers l’école, aujourd’hui les enfants se projettent à travers les touristes venus des quatre coins du globe.